Nicole Kidman et Tom Cruise dans "Eyes Wide Shut"
STANLEY KUBRICK, GENIE EN SON TEMPS, GENIE POUR TOUJOURS
Aujourd’hui, il serait temps de revenir sur le dernier chef-d’ œuvre de Stanley Kubrick
(auteur de Full Métal Jacket, Shining, et Orange Mécanique entre autres), Eyes Wide Shut.
Une œuvre qui a marqué l'année cinéma 1999, et même avant sa sortie faisait déjà parler de lui.
Pourquoi ? Parce qu'on parle de Kubrick, l'un des metteurs en scène les plus perfectionnistes et sévères de l'histoire du cinéma (à tel point que Shelley Duval garde encore des séquelles du tournage de Shining) ; et surtout parce que le film a mobilisé pendant plus d'un an et demi, toutes les ressources de son casting principal. Le couple Cruise - Kidman. Ces derniers conscients de collaborer avec le grand auteur de 2001 l'Odyssée De l'Espace, se dévouent complètement à ce qui sera le point culminant de la filmographie de l'immense Stanley Kubrick.
Mais on en revient toujours à la même question ; pourquoi revenir une nouvelle fois sur Eyes Wide Shut ?
Il est évident que beaucoup de choses ont été dites et redites, mais finalement on ne parlera jamais assez de ces œuvres qui ont amené le cinéma à un niveau que peu n'atteindront jamais, malgré un talent certain et une passion dévorante pour leur art.
Le cinéma comme en a fait Kubrick est inimitable, et sans doute au plus grand damne des auteurs d'aujourd'hui, inégalable .
UNE OEUVRE SUR L'INTIMITE ET LES TENTATIONS
Eyes Wide Shut donc, sorti en 1999 et adapté de la nouvelle Traumnovelle d’Arthur Schnitzler publiée en 1926, nous parle d'un jeune couple de bourgeois, Bill et Alice Harford (Tom Cruise & Nicole Kidman), lui médecin réputé, elle commissaire d’exposition. Un ménage normal penseront nous, mais loin de là ! Le film débute à peine, que dans toute cette raffinerie new-yorkaise qu'on nous expose avec cette soirée dansante, Alice éméchée et loin de son mari, est rapidement abordée par un homme bien trop entreprenant ; pendant que Bill examine une toxicomane nue à l'étage.
Une manière bien explicite pour Kubrick d'introduire plusieurs éléments qui prendront tout autant de place que nos protagonistes et déclencheront l'intrigue ; la tentation et l'ambiguïté.
Plus tard, lors d'un moment de pure intimité conjugale, le couple se montre sévère envers lui-même.
Alice s'amuse à provoquer et mettre à l'épreuve l'imagination de Bill, en lui faisant part de ses fantasmes, alors que lui affirme être fidèle en toutes circonstances.
La fidélité, sujet maître et ligne conductrice de l'œuvre en grande partie (nous y reviendrons) .
Si vous doutiez encore que le film n'a pas interféré dans l'intimité du couple, on vous apprendra que les deux acteurs entretenaient avec Kubrick une intimité peu commune à celle qu'une équipe a sur un tournage. L'étau était très refermé entre Kubrick, Cruise et Kidman.
D'ailleurs, il est arrivé que ces derniers passent même la nuit dans le lit de la séquence de disputes dont nous parlions quelques lignes plus haut. Kubrick lui-même passait ses nuits à revoir le scénario, à le modifier et à faire part des changements à ses acteurs. L'investissement de chacun sur ce tournage a contribué à sa réputation.
Tom Cruise et Stanley Kubrick en pleine conversation sur le tournage
UN THRILLER ÉROTIQUE, UN DRAME CONJUGAL, UN POLAR SULFUREUX ET ANGOISSANT ? C'EST EXACTEMENT EYES WIDE SHUT
Mais dans quel registre l'inscrire finalement ? On pourrait dire qu'il s'agit d'un thriller mi érotique, mi sulfureux, seulement, c'est bien là qu'on remarque que le long-métrage ne montre jamais d'actes sexuels (la séquence de l'orgie ne fait que passer dessus très rapidement).
Pourquoi ? Parce que les intentions de Kubrick sont ailleurs. Il veut parler des pulsions et des tentations sexuelles qui sommeillent en Bill, le but n'est pas de montrer qu'il est infidèle, mais de nous faire comprendre qu'un rien pourrait le faire basculer. Mais sa condition d'homme marié et fidèle le rappelle toujours.
Tout le segment qui introduit Domino (la prostituée qui l'accoste en pleine rue) est écrite et mise en scène dans cette intention là. Dans cette même idée de sortir Bill de sa zone de confort, on constate que du début à la fin, il est confronté à la nudité féminine. Lors de la soirée de Noël qui ouvre le film, alors qu'il examine Mandy la toxicomane qui est nue et inconsciente, pendant qu'il exerce sa profession auprès de femmes, puis lors de la séquence de l'orgie où tout le monde se met à nu et enfin une dernière fois à la morgue quand il ira identifier un corps de femmes sans vie
(qui n'est autre que celui de Mandy).
La tout est claire, Kubrick veut pousser l'homme au bord de toutes les tentations. Rien n'y fait, il en ressort juste un peu plus ébranlé.
Bill n'est pas comme sa femme sujette à des rêves érotiques pendant son absence. Elle fantasme jusqu'à en faire des cauchemars, lui se limite à ce qu'il voit, où ce qu'il imagine.
Dans ce cas-là il s'agit plutôt d'un thriller angoissant au plus proche de l'érotisme et du désir sexuel.
Le côté angoissant ressort de ces plans séquences où Bill est seul dans les rues de New-York à une heure tardive, et qu'il est suivi. Ces moments de tension, sont accompagnés par des notes très aiguës de Jocelyn Pook le compositeur. Cette partition est en phase avec le scénario qui à ce moment précis de l'histoire veut mettre Bill en garde, que ses investigations peuvent le mettre en danger.
La tentation est un sentiment qui conduit souvent au pire, Kubrick met ici son personnage face aux conséquences de sa curiosité devenue maladive.
N'oublions pas l'ambiguïté. Au même titre que toutes les tentations auxquelles Bill est confronté et qui remettent son mariage en question, l'ambiguïté est omniprésente à chaque instant où une femme est présente avec lui. Avec les deux femmes mannequins (encore et toujours lors de cette soirée) qui lui proposent un rapport à trois. Avec Alice sa propre épouse, interrogeant son époux sur ses capacités à résister aux femmes qui pourraient essayer de le séduire. Avec Domino qui lui a tout de même offert un baiser, en soi où que Bill aille, l'ambiguïté ne cesse de le poursuivre.
Le regard Kubrikien de Nicole Kidman adressé à Tom Cruise, pur démonstration d'ambiguïté
QUAND LES REGARDS SE PERDENT DANS L'OBSCURITE
Et si pour la première fois, Kubrick filmait des personnages perdus ? Il est certain que c'est aussi un film rongé par le doute et la réflexion. Si on regarde bien sa filmographie, les protagonistes
(ou les antagonistes) ont toujours un regard face caméra bien dirigée, une cible à atteindre. Le regard pervers d'Alex Delarge dans Orange Mécanique qui ouvre le film, est une indication sur le comportement malsain du personnage, et sur sa place de dominateur dans son groupe de "droogies", ainsi que sur l'emprise qu'il a sur la situation.
Celui de la Baleine au moment où il exécute froidement Altman dans Full Métal Jacket, nous fait comprendre qu'il est devenu fou.
Enfin le regard sombre et dénué de sentiments de Jack Torrance dans Shining, alors que sa femme Wendy et son fils Danny jouent dans la neige, est un signe qui sombre d'ores et déjà.
Hors les regards de Bill se perdent dans le néant, parce que ce dernier est complètement égaré en son fond intérieur. Ceux d'Alice en revanche sont plus dirigés vers la caméra, c'est d'ailleurs son regard sur le poster du film qui nous questionne le plus. Elle semble avoir un contrôle sur tout ce qui l'entoure, contrairement à son mari très vite dépassé par les événements qu'il voit se succéder.
Film égaré, à l’image de son protagoniste principal, un film qui se perd constamment, qui avance difficilement, et qui se trompe autant que Bill. Le film et le protagoniste ne font plus qu'un.
Et comme son titre, le film (Kubrick et Cruise) porte un immense regard sur l’amour et ses failles, ou l’amour et les sentiments. Un regard désemparé, douteux, perplexe comme celui d'un enfant témoin d'une chose qu'il est incapable de comprendre à cause de son jeune âge.
Finalement même Alice/Kidman n'est pas épargnée, son mari épuisé par son périple dans les travers de l'adultère, et des tentations, lui avoue tout . L'un comme l'autre auront tous les deux un regard cynique sur toute cette histoire.
LE MYSTERE, OU COMMENT KUBRICK NOUS LAISSE DANS LE DOUTE
Un scénario qui pose constamment des questions sans réponse, ou alors qui les détourne pour éviter d’y répondre. Que s'est-il vraiment passé avec Nick l'ancien confrère de Bill ? Qui sont les personnes qui mettent constamment Bill en garde ? Qui sont toutes ces personnes présentes au manoir cette nuit là ? Kubrick choisit de laisser le spectateur dans le questionnement ou le doute.
Sans doute parce que le mystère fait aussi partie de son cinéma, c'est même un personnage à part entière de Shining avec la chambre 237 et tous les fantômes de l'hôtel qui refont surface, on en trouve aussi dans Full Métal Jacket au moment où Baleine bascule dans la folie meurtrière sans qu'on sache vraiment pourquoi ; et bien sûr tout ce qui se passe dans 2001 l'Odyssée de l'espace relève du mystère. Et c'est ce qui en fait sa complexité et le rend fascinant comme à peu près toute l'œuvre de Kubrick.
Au milieu de tous ces questionnements et regards perdus, creux et impénétrables, Kubrick va nous délivrer une des plus grandes séquences de l’histoire du cinéma, où cette fois Bill comme le spectateur aura les yeux grands ouverts.
Bien sûr qu'on y revient à cette orgie, impossible d'y couper, et d'ailleurs pourquoi voudrait on éviter d'en parler ? Sa présence en plein milieu de l'intrigue, tous les questionnements qu'elle suscitent, sur la façon dont elle est constituée.
Il s'agit de la séquence culminante du film et de l'apothéose d'une carrière de près d'une cinquantaine d'années.
La séquence chef d'œuvre de Stanley Kubrick, un plan pour tout nous dire
La séquence qui définit le cinéma de Kubrick. Le mystère se trouve dans chaque recoin du manoir, nous sommes alors plus que des voyeurs témoins de choses qui nous dépassent.
Ce n'est pas sans rappeler la séquence du tunnel coloré dans le climax de 2001, dans lequel l'astronaute Bowman était inspiré dans ce gigantesque tunnel coloré, sans en comprendre le sens.
Keir Dullea dans 2001 l'Odyssée de l'Espace
Nous prenons donc la place de Bill, nous sommes ses yeux. La musique s'est complètement emparée de la séquence, pour dominer. D'ailleurs, c'est le thème de toute cette partie, la domination et l'emprise. D'ailleurs dans la plupart des films de Kubrick, la musique devient un personnage omniprésent. C'est ce qui rajoute de l'intérêt aux propos de Barry Lyndon, et fait augmenter l'angoisse de Shining, sans oublier quel rôle elle joue dans Orange Mécanique, quand Kubrick fait intervenir la chanson Singing The Rain à deux reprises dans le long-métrage.
À ce stade du film Bill n’est plus qu'une ombre de lui-même, dissimulé sous un costume.
Il a atterri dans une secte sexuelle où il marche en plein milieu d’une orgie. Kubrick a piégé
Bill /Tom Cruise (l’acteur et le personnage ne font plus qu’un), dans le temple de tout ses démons pour lui indiquer jusqu'à où sa peut le mener .
Il est définitivement prisonnier de la vérité et l’inévitable est arrivé. Cette séquence est la destination finale de Bill et il n’en ressortira pas indemne et nous non plus !
Parce que oui Eyes Wide Shut c'est aussi un voyage, un terrifiant parcours, où Bill a rencontré des obstacles plus infranchissable les uns que les autres, pour finalement atterrir dans ce monde sordide qui au prix de terrifiants obstacles s'est révélé être une clé indispensable à Bill pour qu'il comprenne les propos provocateurs tenus par sa femme au début .
LA FIDELITE, LE POINT CENTRAL DE L'HISTOIRE
Cette dernière qui n'avais que pour but de lui faire comprendre que leur couple était dans une passe dangereuse, expliquant toute la mise en scène du début où l'un comme l'autre ils étaient sollicités par des prédateurs ou prédatrices qui avaient le pouvoir de les faire dévier .
Cela explique aussi pourquoi au final Bill lui est resté fidèle tout du long, malgré les nombreuses occasions qui sont présentées à lui durant les deux jours pendant lesquels se passe le film .
La fidélité est donc le thème central de toute cette sombre histoire.
(souvenez vous au passage que le mot de passe pour accéder à la soirée est Fidélio).
Une histoire qui aboutit sur une conclusion on ne peut plus explicite mais parfaite; "Baiser ". Un mot, un acte qui a resonné tout du long, et qui prend tout sens dans l'ultime seconde, comme une réponse évidente pour nos deux personnages enfin éclairés.
Voilà jusqu’où Kubrick est parti pour nous dévoiler sa vision du couple en détresse, et de l’adultère. C’est son dernier chef d’œuvre, et l'influence qu'il a eu sur les générations de cinéastes qui ont suivis est immense. Une expérience forte qui nuisit à son couple star, Cruise et Kidman étaient divorcés l'année suivante. Mais excepté cette conséquence sans importance, le film est bien reçu, hélas l'artiste s'en est allé sans voir le résultat final. Kubrick avait déjà fermé les yeux .
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