Aimer Perdre - Endettée, mode d'emploi
- Tom Belarbi
- 26 mars
- 9 min de lecture
écrit par Tom Belarbi--Jean
On a beau fanfaronner sur la puissance, popularité et qualité de notre cinéma bien français, il est peu dire que les réalisateurs hexagonaux ne sont pas les seuls à porter le 7e art francophone. Entre la multiplications de grands films québécois (post-Dolan qui plus est), la hausse signifiante de cinéastes Corse (ou tout simplement la filmant), sans parler d’une présence de plus en plus signifiante de films tournées en dom-tom, on assiste à une vraie décentralisation parisienne du cinéma. Pourtant elle n’est pas nouvelle, et on oublie trop bien à quel point la Belgique est une grande terre de cinéma, avec ses cinéastes et une vision globalement moins prout-prout des genres auxquels les auteurs se confrontent. Que ce soit le cinéma d’action survitaminé avec le récent La nuit se traîne, le renouveau du giallo à la Cattet/Forzani, les Strip-Tease du duo Libon/Hinant, des drames sociaux radicaux, allant du naturalisme à la Dardenne au quasi film d’horreur étouffant d’un Un Monde, sans parler des grands auteurs incontournables tels que Felix Van Groeningen, Harry Kümel, Fabrice Du Weltz (oui oui) sans oublier l’immense Chantal Akerman. Bref, on oublie à quel point ce petit pays est pourtant un grand en terme de cinéma et de versatilité artistique. Et ce ne sont clairement pas les jeunes auteurs qui manquent à l’appel pour faire vivre le plat pays, avec, pour le film du jour, un duo de frangins, Lenny et Harpo Guit, qui semblent s’être donné pour mission de faire les films les plus CONS possible. Pas dans le sens péjoratif du terme, parce que la connerie en comédie, c’est souvent un vecteur de jouissance (esthétique et/ou comique) quasi incontournable, sauf que les deux jeunes belges sont bien partis pour foutre les potards à un point où Trey Parker/Matt Stone passent pour des enfants de cœur. Si Aimer Perdre est à priori moins « trash » que leur premier long, Fils de plouc, c’est peu dire que les pérégrinations d’Armande Pigeon (déjà là on a compris dans quel univers on est) ne laisseront pas de marbre les spectateurs tant les deux frères semblent avoir pour objectif de mettre cette pauvre fille dans les situations les plus amorales, méchantes, vulgaires et crasseuses possible ; alors qu’elle prends tous les risques pour se dépêtrer de dettes de plus en plus invivables. Avec un titre comme Aimer Perdre, ce ne serait pas spoiler que de vous dire que sa situation ne va pas s’arranger en fin de film, mais ce serait aussi mentir que vous n’y prendrez pas un malin plaisir tout le long.

Malgré un pitch classique avec une trajectoire, qu’on dirait presque toute tracée vers des conventions d’écriture, le film des frères Guit interpelle dès ses premières secondes : c’est crade ! Enfin je veux dire, des comédies peu raffinées, vulgaires et bien salas, ça court les rues, et des metteurs en scène comme Seth Rogen en ont fait leur spécialité. Mais là ça va encore un peu plus loin, parce que la mise en scène, l’image en particulier, suit le mouvement en terme de saleté. Et attention, je ne suis pas dans le reproche mais bien le factuel, la mise en scène et direction artistique entière repose sur cette intention qui est de provoquer du dégoût, qu’il soit premier ou second degré d’ailleurs, car le film va parfois tellement trop loin dans l’outrance qu’il arrive à provoquer l’hilarité. Niveau technique, la photo du film joue énormément sur la lumière naturelle, les frères Guit aimant filmer Bruxelles, en particulier les extérieurs, et en s’enlevant la contrainte d’une lumière sophistiquée, ils peuvent s’amuser avec leur caméra et ne s’en privent pas, avec un filmage parfois quasiment pris sur le vif, caméra à l’épaule, qui apporte une véracité aux interactions. Que ce soit en terme de mise en scène pure et dure ou de composition, plusieurs plans sont très intelligemment composés, toujours dans une optique de réalisme, de brut, il n’y a jamais vraiment de sophistication de l’image, ou à contrario, juste un dégueulassement de cette dernière ; mais quoiqu’il en soit, on est plus sur une mise en scène qui s’amuse plus qu’elle se la pète. En atteste ces plans en POV d’un pigeon sursaturés, ces très gros plans en gopro bien compressés, jusqu’au grain numérique des scènes nocturnes : les réalisateurs tentent beaucoup de choses, font preuve d’une imagination débordante, sont imprévisibles, et renouvellent leur récit avec toujours ce côté « sale » qui ôte tout lisse à l’image. On peut trouver ça juste bordélique, mais cela fait selon moi partit de la grande réussite du film, celle d’oser être jusqu’au boutiste de bout en bout, quitte à déplaire les plus sensibles, mais qui m’a a plusieurs reprises, par l’image seulement, provoqué le fou rire (comme avec cette « course » d’avions en début de film, drôle surtout grâce à l’image plus que la situation). Parce que si on peut trouver que le film manque parfois de juste milieu, trop occupé à toujours pousser les potards à fond quitte à pouvoir petit à petit lasser, il arrive aussi à créer à la petite économie une imagerie marquante, voire trash, allant même jusqu’à souligner la condition sociale des personnages ; pour ne pas dire, de manière oui ou non intentionnelle, le fond du film.

Mine de rien il est assez fascinant de voir à quel point, derrière le potache et la bêtise sans limite du film, Aimer Perdre parle de déterminisme social, aussi d’addiction au jeu et tout simplement, de précarité. On est parfois limite dans un survival, tant les techniques d’Armande pour gratter nourriture et argent dépassent certaines conventions morales, quitte à ce que cela lui retombe dessus petit à petit. C’est une pure anti-héroïne, malgré son statut de bonne grosse galérienne, qui devrait immédiatement amener empathie et pathos, les frères Guit n’ont cependant aucune pitié pour elle, mais à vrai dire, pour aucun de leurs personnages. On suit très précisément ses techniques pour choquer du fromage, négocier un mois de loyer ou autre, toujours par la mise en scène, qui s’insère constamment de manière à capturer l’instant plutôt qu’a l’expliciter ; de ce fait, la saleté du film est plus organique qu’esthétique, elle créé une atmosphère plus qu’un simple visuel. Les réalisateurs sont quoiqu’ils en soit d’une cruauté parfois machiavélique, mais en gardant toujours un sens de la dérision, ils forcent les spectateurs à prendre le total contre-pied de la situation désespérée dans lequel se trouve Armande, sans pour autant implorer sa pitié comme chez les frères Dardenne. On est bien plus proche du duo Délépine et Kervern, qui usent et abusent d’humour noir pour conter les pérégrinations de personnages qui paient plus ou moins leur manque de moralité ; tout en capturant aussi, leur singularité et celles des autres personnages. Pas de pathos donc, malgré toujours ce désir de filmer le réel, de manière crue, qui dès lors participe à l’authenticité du récit, qui malgré ses proportions quasi ubuesques devient carrément crédible voir haletant ; en dépit de sa répétitivité. Il est peu dire qu’effectivement, le scénario en lui-même suit un chemin très balisé, avec en dehors d’une certaine routine autour des péripéties d’Armande, une tendance à quand même filer un peu trop droit dans l’écriture. Il manque à mon goût peut-être une petite folie, ou autre événement inattendu qui viennent un peu casser mes attentes et me prendre au dépourvu, même si au final, le film va tellement loin et fort qu’il arrive à faire quasi systématiquement mouche. On remerciera cependant les réalisateurs de ne pas faire durer le bordel, moins d’1h30 qui passent comme une lettre à la poste par un rythme de montage effréné, qui cache cependant parfois qu’à moitié l’extrême simplicité du script. Pourtant le film arrive à filmer le réel malgré tout, car ils ont beau dégueulasser des caméras et prendre des directives artistiques plus ou moins douteuses, Harpo et Lenny Guit offrent surtout un cadre (sur le fond, comme la forme) très authentique, choisissant minutieusement les recoins sales de Bruxelles et l’angle parfait pour rappeler ce sentiment d’écœurement face à des chiottes « peu entretenues », le cheap d’une salle utilisé pour un casting, jusqu’au accessoires et habits bien éco+ et système D comme on les aime. Afin de capter cette esthétique cradingue revendiquée par les metteurs en scène, rien n’est laissé au hasard ou romancé, au mieux, tout est exagéré, mais on distingue derrière la simple gratuité du dispositif une réalité avec laquelle on s’amuse et on ose rire (noire), sans la moindre demi-mesure évidemment.

Le mot pour définir Aimer Perdre c’est la roue-libre, le film ne fait à vrai dire pas vraiment de concession en terme de bienséance morale, visuellement comme scénaristiquement d’ailleurs, et il insuffle perpétuellement un esprit quasi rebelle (si ce n’est punk) de liberté. D’autant que comme dit précédemment, les frères Guit ne filment pas une machine qui tourne à vide, mais une sorte de déambulation effrénée en plein Bruxelles, avec ses galères et moments de tendresse qui sont tous pris avec le même sérieux dans leur mise en place. Comme suggéré par le synopsis, l’amour est un des thèmes, ou plutôt une des trame qui lie Armande avec un des personnages, et si la résolution sera comme le reste, pavée de désillusion, elle trouve le même traitement absurde et jouissive que le reste. Même si c’est parfois un peu poussif, on sent par la mise en place de ce genre l’envie de mettre en avant l’amoralité excessive du film et des personnages, tant cette barrière morale, d’abord enjeux d’évolution pour Armande, finit par devenir un garde fou petit à petit brisé, et par ce biais, une vraie transgression morale. Parce qu’il est peu dire que le regard des réalisateurs est assez cru et explicite sur Aimer Perdre, des galériens incapable d’apprendre de leurs erreurs, ou plutôt qui tentent de constamment rattraper ces dernières quitte à faire preuve ni de pudeur, ni d’intelligence. Malgré tout, cela n’est pas tant un geste gratuit ou condescendant, on sent une pointe d’amertume en fin de compte, même si le rire dépasse toujours la morosité, aussi vu la bouffonnerie des personnages et leurs actions de plus en plus auto-destructrices, le film s’interdit la mièvrerie ou une quelconque happy end candide, il laisse espérer jusqu’au bout à une résolution un minimum douce mais laisse les personnages plonger encore et encore, jusque dans des proportions jouissives qui témoignent dudit déterminisme social. Pourtant, le regard, aussi cruel, bête et méchant soit-il, n’est pas mesquin, et même plutôt tendre, un peu comme chez Kervern et Délépine justement, même si la dignité semble petit à petit s’évaporer du corps d’Armande, il y a quand même une empathie qui se créé pour elle du début à la fin, et qui participe autant à l’humour débridé du film qu’à l’enjeu scénaristique global ; d’autant que le film s’arrête pile là où il faut pour ne pas être obscène, soit, au retour à la case départ, comme si le film bouclait dans son climax sidérant d’intensité gagesque.

Toujours dans cet aspect déglingo sans pression, il est criminel de parler d’Aimer Perdre sans mentionner un instant le casting, qui incarne parfaitement ce jusqu’au boutisme dégénéré. On retrouve par ailleurs deux « stars » en secondes rôles, Melvil Poupaud (borgne) et Catherine Ringer, qui en plus de ne pas sortir de leur rôle en terme d’importance dramaturgique, ne font qu’un avec le reste du casting plus ou moins débutant en la matière. Disons qu’ils n’y vont eux aussi pas avec le dos de la cuillère pour s’amuser à pousser cet humour du bordel à une dimension quasiment chaotique, avec des personnages tout aussi sales et méchants que les autres. Le reste des acteurs sont en tout cas d’une générosité de jeu rare, qu’ils soient tertiaire ou secondaire d’ailleurs, ils embrassent le ton grossier et outré de l’ensemble, apportant une quasi fièvre mais aussi maestria sans jamais perdre l’authenticité que j’avais loué précédemment. Ce, bien que cette grossièreté tout aussi délibérée dans la caractérisation des personnages puisse parfois manquer un peu plus de substance, assumer la caricature quitte à ne pas trop faire évoluer ce statut-quo, m’enfin, contrairement à d’autres films plus moralisateurs et nigauds, la proposition générale tient plus la route par sa décomplexion assumée (et parfaitement traitée). Aussi parce que le rythme comique dégénéré du montage s’appuie aussi sur les comédiens, de vraies tornades sans le moindre complexe, au timing comique toujours quasi parfait, incarnant parfaitement certains gags visuels, dialogues et autres effets de montage par leur stature constamment outrée à laquelle j’accroche du début à la fin. Pourtant j’ai oublié de parler de la plus belle, la meilleure, l’ouragan derrière les tornades, la révélation Maria Cavalier-Bazan, absolument délectable de bout en bout. Je ne dit pas ça seulement parce que j’ai pu côtoyer le temps de quelques heures la personne derrière le personnage, mais j’atteste que sa performance est pour moi le plus gros point fort d’Aimer Perdre. Prenant comme tous les autres, très au sérieux cet humour cracra de débile mental, son investissement vient parfaitement capter les dimensions tragi-comiques du long-métrage des frères Guit. Même si le film ne cherche jamais la gravité, Maria Cavalier-Bazan arrive par un premier degré sidérant, à faire croire à son personnage et ses constantes prises de décision démesurées, de ses expressions faciale à une aisance vocale désarmante, son personnage devient tout aussi charismatique que ridicule, mais dès lors passionnant. Passionnant car derrière le manque de politesse qui caractérise le projet, c’est bien les acteurs qui parviennent à donner leur patte à l’ensemble, à lui donner de la chaire et un enjeux solide malgré qu’on sente l’inéluctabilité de la situation, et cet ensemble décomplexé devient surtout très vite, et tout du long, aussi vivant que jouissif ; toujours sans le moindre complexe de bienséance.
Aimer Perdre est un film que je vous encourage expressément à voir, déjà car vous allez passer un moment délectable de fun à partir du moment où vous accrochez à cette esthétique vulgaire mais bon enfant, mais aussi car au-delà de ses réussites esthétiques, Harpo et Lenny Guit donnent à ce film la confirmation qu’ils ont une patte artistique vivante et singulière. Deux auteurs à suivre de très près, pour leur jusqu’au boutisme formel, qui dénote tout autant du paysage cinématographique actuel qu’on a tendance à dire assagis, que pour la richesse de leur film, généreux, populaire et sans limites.
(J’en profite aussi juste pour dire que l’équipe du film est présente au seul MK2 de Paris diffusant le film pour la première semaine, allez y coûte que coûte, ne ratez pas l’occasion de discuter avec des petits réals au grand talent, et surtout des gens en or qui restent sans le moindre doute une partie de mes meilleurs souvenirs du fifib).
Bonjour, juste pour signaler que les réalisateurs ne sont pas Belges.
Ce sont des Français venus vivre à Bruxelles, comme le couple Cattet et Forzani.
Bien à vous