Au pays de nos frères - Le temps nous emportera
- Tom Belarbi
- 3 avr.
- 10 min de lecture
écrit par Tom Belarbi--Jean
Peut-on parler d’ironie, ou au contraire de cohérence, quand on entend ici et là dire (souvent à juste titre) que le cinéma Iranien actuel est un des plus fort actuellement en activité ? Si j’ai pas mal de griefs esthétique avec certains metteurs en scène du pays (comme Asghar Farahdi, qui ne m’a jamais vraiment passionné), il est peu dire qu’on vit un réel âge d’or cinématographique, que ce soit par les récents triomphes de Saeed Roostae, Mohammad Rasoulof ou encore Ali Abbasi. La question étant maintenant de savoir si on doit dire, « malgré » ou « grâce » à la république islamique en place au pays, contraignant à un muselage des artistes pour ne pas créer de « coalition contre la sécurité nationale » et autres jérémiades politiques incarnant une sorte de repli sur soi, de formatage et autres assouvissements que les artistes les plus passionnés et téméraires tentent de confronter par leurs films. Entre une certaine hypocrisie et une société semblant uniquement mue par des interdits, il est important de souligner le courage et la débrouille des cinéastes cités plus haut, qui tous (sans parler d’autres non cités), redoublent d’inventivité et d’efforts pour faire passer en sous-marin des œuvres pirates, contestataires, et surtout contraire à la sacro-sainte loi Iranienne. Dieu seul sait si ces artistes, et leur talent est d’autant plus mue par ces contraintes, source de débrouillardise, mais Au Pays de nos frères s’inscrit en tout cas dans cette lignée citée plus haut d’œuvres contestataires, filoutant pour mieux attaquer le régime à posteriori, non sans rappeler un autre long-métrage assez récent. En effet peu de films dit « dramatique » s’essayent au film à sketch, récemment très peu même, sauf un certain Le Diable n’existe pas, de Mohammad Rassoulof. 4 courts-métrages écrits et réalisés comme tel, pour passer outre des interdictions de réalisation contre son réalisateur, assemblés en un, avec cohérence pour le public au dehors des frontières iraniennes. Une méthode qui a sans nul doute inspiré les réalisateurs Raha Amirfazli et Alireza Ghasemi, à l’origine de ce triptyque contant sur 3 décennies, en un peu plus 1h30, l’inclusion des réfugiés Afghan en 2000, fuyant l’invasion Américaine pour ce qu’il appellent « le pays des frères ».

J’en resterai à cette simple prémisse pour ne pas vous divulguer le fond des trois histoires contées par les deux metteurs en scène, qu’on comprend au fil du métrage, pas si indépendantes les uns des autres. Quoiqu’il en soit, la surprise de découvrir l’intrigue se dérouler petit à petit n’a d’égal celle de voir avec quelle malice elle est narrée. Cependant, on remarque dès les premiers instants qu’Au pays de nos frères ne sera pas banal, dès ses intentions le film peut interpeler les plus attentifs, on parle mine de rien d’une fresque sur 30 ans, historique, étalée en à peine 1h30, avec un procédé très minimaliste, pour ne pas dire risqué (en la présence des « sketch »). Quand on voit la densité visuelle et thématique d’un The Brutalist, traitant à bien y regarder de sujets similaires, on peut se dire qu’Au pays de nos frères sera un petit truc inoffensif, et pourtant, ce serait selon moi se méprendre sur la réelle qualité de ce premier long-métrage, qui cache admirablement son jeu. Car Au Pays de nos frères joue sur son apparente simplicité pour développer une narration extrêmement dense, jouant même avec son genre, le film à sketch, et son propos politique, comme d’habitude en Iran, contestataire, presque par essence. Ce ne sera pas vous spoiler que de vous dire que le long-métrage explore, par le biais de ses trois histoires, ses trois personnages, les conditions de vies de ces réfugiés Afghans, en particulier dans des travers plus ou moins âpres et symptomatique d’un régime politique de plus en plus oppressif et destructeur. Si le film aborde de nombreux sujets au-delà dudit thème (racisme banalisé, exploitation, etc), il arrive surtout à assumer, par l’intermédiaire de son genre, la simplicité de son dispositif. 3 époques, 3 portraits de 3 personnages dans 3 situations différentes s’interconnectant plus ou moins fortement, mais surtout, faisant simplement un état des lieux frappants de tout ce sentiment d’oppression, souvent sourde et insidieuse, qui traverse cette sorte de débâcle sociale, pourtant si peu enseignée ou médiatisée. Quand le cinéma s’intéresse à l’histoire de ces gens, il leur donne de l’importance, et le duo de metteurs en scènes font dès lors de même sur le contexte historique global, resserré en ces quelques vignettes prenant dès lors énormément d’ampleur et d’importance. En tout cas, Raha Amirfazli et Alireza Ghasemi usent cet esprit contestataire comme une plu-value historique, mais aussi narrative, comme Le diable n’existe pas d’ailleurs, l’apparente déconnexion entre les 3 temporalités permet au contraire au film de se compléter constamment sur le fond ; le premier film aborde une pure bavure policière, un drame intime impacté, voire intensifié par les législations en place, puis après l’adaptation (forcée ?) au long terme, la cohabitation dans l’horreur, le retour des conflits et leurs répercussions dramatiques, comme si ce long chemin de croix avait été vain. Le film devient amèrement authentique, et je dit amèrement car il est peu dire que de voir ce déballage narratif pourra foudroyer les plus sensibles, tant le long-métrage conte sans la moindre concession le destin tragique des personnages, en prenant constamment soin de leur présence et développement, pour chaque sketch. L’émotion prend petit à petit de l’ampleur au même titre que le contexte politique et social, le portrait de cette jeunesse, ces femmes, ces familles, face à un système monstrueusement silencieux, donnant beaucoup de vie au récit.

Cependant, là où Au Pays de nos frères devient absolument dantesque selon moi, c’est dans sa manière de travailler constamment sa densité d’écriture par des concepts esthétiques qui font pour moi l’essence des meilleurs films, ou du moins, de certains des plus surprenants. Le hors-champs, le sous-texte, les non-dits, ces exercices d’écritures qui viennent donner tout le sens et l’importance de la mise en scène, mais aussi de la narration, se devant d’être la plus claire possible, tout en laissant le cerveau du spectateur actif. C’est là où la simplicité du film, dans l’agencement de ses récits et leur histoire en elle-même devient absolument grisante, car laissant plus de place à ces exercices esthétiques qui donnent toute l’âpreté du film dans son fond, mais aussi sa grande clarté dans la forme, jouant presque sur de l’évidence. L’évidence c’est en tout cas ce que travail le film par ce biais, les réalisateurs savent faire confiance aux spectateur, respecter et utiliser leur intelligence pour délivrer un message qu’on pourrait, sur d’autres films, trouver sans aucun doute banal, ou du moins, simpliste, mais ici, il n’est jamais sur-appuyé, et l’évidence du début devient plus une vraie limpidité. Disons qu’à moins d’être totalement étranger au monde Iranien (politique ou ici, cinématographique), personne ne sera choqué par les révélations du film quand à la société qu’il met en scène, en revanche, leur application dans le film en devient absolument bouleversante par sa simplicité, voire pudeur, en dehors de toute larmoyance qui apporte ironiquement au film une grande puissance émotionnelle, et surtout esthétique. On assiste en effet à un quasi miracle d’écriture tant les tenants et aboutissant des scènes, les relations entre les personnages et surtout, non-dits, sont développés avec une grande maestria. Au pays de nos frères est puissant tant il assume à fond la voie qu’il emprunte sans pour autant laisser la subtilité de côté, dans un vrai juste milieu, et je trouve le film impressionnant par se tenue constante dans son propos, à la fois fort et explicite, mais aussi insidieux et de plus en plus complexe ; tout en se renouvelant constamment dans les récits contés. Disons que les réalisateurs arrivent toujours à laisser germer dans la tête des spectateurs une idée de ce qui pourrait bien se passer, et malheureusement (car c’est constamment pour le pire), cette idée est la bonne, et participe à garder le spectateur attentif aux moindres détails ; des dialogues aux personnages secondaires, comme de vrais bons fusils de Tchekhov, qui plus que de surprendre le spectateur, le récompense, et le prend pour ma part, encore plus aux tripes. Au-delà de mettre en avant l’effet émotionnel recherché et son caractère autant grisant qu’haletant, ce qui rend selon moi ce film si prenant et bouleversant, est qu’il oblige le spectateur à s’intéresser à ces personnages, à s’y attacher plus que de raison, à force de voir le film faire questionner l’image, la complexité et profondeur d’une scène regardée par le spectateur, on se prend vite d’intérêt et d’affection pour les personnages et situations, qu’on essaie de décoder. Et à force, l’empathie se créer, et elle me transporte de part en part, via sa simplicité et rigueur d’exécution laissant la place à un torrent d’émotions à mesure que le long-métrage déballe ses histoires et son propos de plus en plus consistant.

En tout cas au-delà de son caractère plus théorique, Au Pays de nos frères n’est pas mon coup de cœur de ce début d’année que pour son exercice d’écriture, mais aussi et surtout pour la puissance émotionnelle de plus en plus intense dans laquelle ce premier film m’a conduit. On ne peut en tout cas pas dire que le film s’interdit la dimension tragique émanant de son récit global, qui est dénoué avec autant de subtilité que de force tout du long, par simple émotion ou esthétique réfléchie, le propos du long-métrage est autant assumé que digéré ; au point d’en devenir terrassant d’humanité. La manière de balayer ces 30 ans d’Histoire, ces 3 vies et récits aussi humbles que forts, arrivent à prendre une puissance non négligeable par leur mise en scène. Comme dit plus haut, les réalisateurs cherchent la subtilité plus que la nuance, mais ne se privent pas d’une certaine frontalité dans le dispositif émotionnel (et pour moi lacrymal) du film. En s’intéressant à leurs personnages, les réalisateurs s’intéressent irrémédiablement à leur psyché, qui devient moteur de la narration et du fil tragique du film. Du drame lancinant et politique sur fond historique, chaque segment devient petit à petit un quasi thriller psychologique d’une intensité abrasive, notamment grâce à la durée resserrée, qui devient un grand plus dans le rythme, mais aussi l’intensité des scènes. Les situations sont dépouillées de tout gras et vont à l’essentiel, encore une fois, frontalement. Ce, surtout vu à quel point le film met à profit chaque élément de sa narration, chaque non-dit et thème, pour installer une atmosphère parfois à la limite de l’anxiogène (en particulier dans le second court), jouant avec notre visibilité omnisciente pour nous faire nous rendre compte des mensonges et secrets qui animent les personnages, leurs buts autant officiel qu’officieux, grâce à une mise en scène dépouillée d’artifice, allant encore une fois à l’essentiel, s’assumant comme tel sans surligner à l’excès son fond. Impossible pour moi de ne pas être pris d’empathie pour ces personnages, ou plutôt ces gens, devant user de retenue, de déni et de compromis pour rester discret, ne pas déranger et garder la place ingrate qu’on leur a alloué, tant le travail de contextualisation est comme le reste, aussi fin qu’habile. Pas de gros cartons explicatif (si ce n’est au tout début), le film nous lâche dans chacune de ses 3 histoires en installant progressivement son scénario, son fond et propos, mais en laissant comprendre la situation sociale des personnages par l’image, sans forcer l’empathie mais en la convoquant simplement et petit à petit. On est presque dans la chronique de vie à certains moments, notamment pour le premier et dernier segment, concentrant une grande part brute de leur intrigue sur la vie des personnages, avec en fond, leur classement social et les problématiques en découlant. De ce fait, c’est souvent les acteurs qui parviennent à rendre le long-métrage particulièrement bouleversant, leur interprétation tient parfois plusieurs des intentions d’écriture du film, notamment lorsqu’il s’agit de filmer le déni ou le mensonge. Sans pour autant tomber dans la performance, ressort de l’interprétation générale, pourtant remarquable, énormément d’authenticité, avec des acteurs tout aussi conscient que les artistes derrière le film, ce qu’il véhicule, ce qu’il porte derrière une simple histoire de deuil ou d’abus. En fin de compte se dresse un dilemme plus politique que moral, remettant en cause les directives politiques iraniennes tout en se concentrant exclusivement sur leurs répercussions, ici les tragédies du quotidien, avec une intensité qui ne m’a jamais lâché, tout en restant sourde et insidieuse.

La crainte que pourrait naturellement susciter un tel objet serait cependant de savoir s’il s’agit oui ou non plus d’un tract que d’un film, et pour moi c’est sans appel plus une œuvre d’art qu’une simple manœuvre idéologique. Tout simplement car il y a du cinéma dans Au pays de nos frères, beaucoup même, dans son travail dantesque et moins anodin qu’escompté dans l’écriture, mais aussi, dans sa mise en scène pure, regorgeant de grands moments aussi sensibles qu’intelligents. Une mise en scène en apparence tout aussi discrète que le reste donc, mais qui délivre derrière son simple classicisme, l’incarnation d’une écriture aboutie, tortueuse et prenante. Évidemment le hors-champ, les silences et autres non-dits sont respectés, voire prennent tout leur sens par ce biais tant le film est dépouillé de tout artifice. Cependant, sans grand appareil sophistiqué, c’est la mise en scène qui vient raser les thèmes sous-jacent de l’œuvre autour de la vie de ces réfugiés, qui dès lors, s’intéresse comme l’écriture à ces derniers ; ils sont au premier plan émotionnel. La scène représentée sur l’affiche américaine en est un bel exemple : l’isolement, le décalage social et moral en une image (et sans vous parler du contexte absolument glaçant), ce genre de sentiment est amené avec énormément d’élégance par les réalisateurs qui incarne dès lors le développement psychologique des personnages tout en laissant le regard du spectateur s’installer. Comme dit plus haut ce dernier reste constamment omniscient, et les réalisateurs en sont conscient, ils adaptent la mise en scène à ça, et dès lors le hors-champ comme traitement de thèmes tels que l’instrumentalisation (lors du premier sketch) prend tout son sens. La limpidité du long-métrage, comme dans la dénonciation de ses thématiques, use d’un classicisme parfois techniquement un peu banal, mais qui permet au film de développer son émotion mélo-dramatique. La simplicité apparente est certes techniquement réelle, et peut gêner les plus pointilleux sur certains points, sur une image brute qui manque parfois un peu d’ampleur, mais la sensibilité du geste n’a d’égal l’intelligence du dispositif. Le film arrive à en devenir inattendu, à prendre le spectateur à revers, déjà par son intensité émotionnelle crescendo, mais aussi et surtout, par son propos politique bien plus constructif et dense qu’attendu, se développant petit à petit, jusqu’à pour ma part me piéger. Car il est peu dire que sur le papier, je n’attendais pas impatiemment Au pays de nos frères, justement par sa simplicité, mais au final le projet m’a cueillit, son sens de la subtilité visuelle et d’écriture m’a fendu le coeur, et le développement de ses histoires, leurs connexions thématiques et scénaristiques m’a brisé, d’autant qu’ils sont rare, les films à sketch d’une telle cohérence thématique et à la quasi gradation émotionnelle et esthétique.
Au pays de nos frères a quelques limites mais elles me paraissent moins importante que sur l’énorme travail d’écriture réalisé pour apporter une lumière à la situation historique et sociale de ces réfugiés Afghans en Iran. Un film plein d’humanité, se concentrant sur les victimes d’un régime dont on ne voit que l’ombre, les incidences et tragédies en découlant, avec une pudeur et limpidité qui m’a laissé pantois dans son travail du visible comme du hors-champ, en laissant le spectateur faire toutes les connexions ; quitte à se mouiller les yeux.
Comments