Les Linceuls - A tombeaux dévastés
- Tom Belarbi
- 3 mai
- 8 min de lecture
Dernière mise à jour : 4 mai
écrit par Tom Belarbi--Jean
La compétition 2024 du festival de Cannes a globalement eu son lot de retours agités, entre les propositions fondamentalement clivantes et mal-aimables telles que La Jeune femme à l’aiguille, Motel Destino ou Limonov, et autres exercices stylistiques voire expérimentaux, allant de Grand Tour à Megalopolis sans oublier Caught by the tides, on peut dire que certains films ont pu surprendre, pour le meilleur mais aussi malheureusement pour le pire. C’est du côté d’un grand habitué que ces retours ont pu être le plus violent, bien que moins dantesques qu’avec la fresque grandiloquente de Francis Ford Coppola, les spectateurs ont été aussi séduit que complètement froids face au (nouveau ?) testament filmique du cinéaste canadien, pape du body horror, j’ai nommé David Cronenberg. Sondant les abîmes d’un deuil impossible avec en toile de fond les dérives technologiques et technophobes, le réalisateur semble dès le début tracer un trait sur son début de carrière, pop et cradingue, pour des œuvres bien plus intellectuelles mais aussi tortueuses. The Shrouds (dans son titre original) narre le désœuvrement total de Karsh, cinquantenaire et homme d’affaire renommé, inventeur d’un ingénieux et controversé système d’observation de cadavres, à travers la tombe même des défunts. Celle de la femme du visionnaire le préoccupe particulièrement, incarnant sa peine inconsolable, qui va s’embraser lorsque le cimetière est vandalisé. Incarné par Vincent Cassel, quasiment grimé en Cronenberg, et avec un triple rôle de Diane Kruger, sans même chercher à spoiler, il est peu dire que la proposition du metteur en scène peut vite sembler âpre et tout autant amener le spectateur dans des recoins sombres et peu aimables de l’âme humaine, dans des directions aussi inattendues que frustrantes.

Il y a deux choses que vous ne devez pas chercher avec Les Linceuls, non pas par rapport à ce que le film n’arrive pas à apporter, mais à ce qu’il n’est pas, et ça sera le sujet de mes deux paragraphes. Le premier point, c’est que Les Linceuls n’est pas un thriller à suspens où les twists et autres résolutions dramatiques sont de mise, au contraire, c’est un film qui met de côté toutes les logiques narratives, au profit d’une intrigue ne cherchant pas à résoudre grand-chose, mais à catalyser un mal-être intérieur. Si d’une certaine manière, je loue et suis plus qu’intéressé par cette envie de pas prendre par la main le spectateur, d’oser le perdre sans pour autant lui donner toutes les clés d’appréciation, voire de compréhension de son univers, car avec des thématiques aussi fortes, universelles, mais aussi ressassées que le deuil, cela fait du bien de voir un film manier ce thème avec singularité, et en laissant au spectateur gamberger sur les scènes qui défilent. En revanche, cela peu aussi très vite donner le sentiment que le film n’a à la fois pas grand-chose à dire, ou au contraire, trop, qu’il peine à creuser ses thématiques, ses ouvertures, jusqu’à un point qui peut frôler l’absurde, et qui m’a personnellement plusieurs fois donné le sentiment que Cronenberg s’éparpillait un peu. Les Linceuls est un vrai thriller paranoïaque, dans le sens où on s’immerge dans la tête de Karsh, ses dissociations de la réalité entre l’incarnation de sa femme dans ses rêves, sur son IA ou via sa sœur jumelle, mais aussi, dans les différents complots qui animent la quête du personnage quand au responsable de ce vandalisme, et dont la réponse importe moins que le cheminement complètement nébuleux. Sauf que tout cela est un prétexte pour parler du deuil, d’un deuil impossible qui ne se résoudra pas, voire qui empirera dans le déni en fonction de ce que la fin peut signifier pour le spectateur ; le long-métrage fait le portrait du début à la fin du personnage de Vincent Cassel, complètement désœuvré par la situation, cherchant un coupable à sa peine qui n’existe en réalité pas. C’est du moins le sentiment que me laisse Les Linceuls, et son rapport à la mort d’un proche, sans enlever la proportion quasi atomique du film à aller dans tous les sens, à multiplier les niveaux de réalité, les personnages et potentielles intrigues jusqu’à plus soif, et surtout l’overdose. Mais par ce biais, je dirai que Cronenberg réalise non plus du body-horror corporel mais du body-horror cérébral, tordant petit à petit l’esprit de ses personnages, et ainsi, celui des spectateurs, dans un geste naturellement plus intellectuel, plus difficilement appréhendable, mais qui laisse matière à réflexion bien après le générique de fin. Si le film part effectivement dans tous les sens, quitte à ce que l’auto-sabotage du personnage de Karsh, s’incarne aussi à l’écran sans maîtrise, il réussit cependant à proposer une atmosphère singulière, et réellement inquiétante, incarnée par Diane Kruger, dont les 3 personnages offrent 3 états d’esprits différents au deuil, entre ces scènes de rêve (et de sexe) qui puent le marchandage, cette IA symbole de notre peur de l’avancée des technologies, etc. Le tout, avec une interprétation globalement très sobre, cherchant une forme d’épure voire de calme qui devient particulièrement inquiétant dans certaines scènes, tant le sentiment de contrôle que cherche à instaurer Karsh dans son quotidien, n’existe en réalité pas, ou plus. Clairement le pari du film rend le projet aussi potentiellement immersif que froid, car demandant un réel lâcher prise de toutes les conventions d’écritures, les promesses faites, jusqu’à sa fin anti-climatique, préférant s’arrêter à un point de non-retour pour le personnage de Karsh qu’à expliciter ce qu’on peut au final implicitement comprendre sur son évolution, quitte à rendre cette conclusion particulièrement frustrante. Car avec toutes ces ouvertures, l’absence de conclusions est même plus que frustrante, parfois particulièrement handicapante pour le suivi du récit, comme si Les Linceuls n’était qu’une note d’intention, sauf que là où je sauve l’écriture, et que je rentre presque pleinement dans le film, malgré ses fragilités, c’est que si Cronenberg s’éparpille, il n’est jamais confus, le montage se met au diapason du récit, ne cherchant aucune sur-explication, autant dans les situations que les dialogues, pour un rendu aussi hypnotique que froid. Quoiqu’il en soit, son propos est limpide, moins puissant qu’escompté, mais malgré tout particulièrement iconoclaste bien que désabusé sur notre rapport au deuil, et son impossibilité de s’en sortir complètement indemne.

Le second point qu’il ne faut pas attendre de ce film, c’est ce dont il faut arrêter d’attendre de Cronenberg, qu’il refasse La Mouche, Vidéodrome ou même Crash. Ça ne l’intéresse pas, ou plus, qui suis-je pour en juger, si ce n’est que clairement, le réalisateur est bien décidé à passer de la série B crade et vilaine à des propositions quasi autobiographiques, gardant une trace de l’ADN de son cinéma, mais sans tout l’apparat plus frontal. C’est un fait, le cinéma de Cronenberg est devenu radical, très même, sa mise en scène est devenue rigide, sa photographie froide et ses dialogues empoulent un récit déjà trop fourni ; pourtant on distingue aussi de nouveaux motifs esthétiques, et une cohérence dans la construction de cette œuvre parfois tout aussi grisante et puissante qu’avec ses plus grand fait d’arme. Les Linceuls est particulièrement avare en effets, il évite le body horror et autres effets sanglants liés au cinéma d’horreur pour, d’une, se concentrer sur l’exercice du thriller (paranoïaque), mais aussi, de deux, pour modifier les bases d’un genre que Cronenberg a participé à façonner, et duquel il prend pourtant ses distances. Si certains accusent la vieillesse et la sénilité induite, je dirai que c’est l’époque, et le ressenti du metteur en scène face à cette dernière qui change la vision de Cronenberg sur son propre cinéma, et qui rend Les Linceuls aussi morne et mélancolique, mais clairement pas dénué d’intérêt. Au-delà de louer ce changement d’optique, je tient à mettre en avant l’introspection que le réalisateur fait avec ce film, dans sa mise en scène, l’horreur est désormais issu de ses drames personnels (la mort de sa femme) et les craintes liées aux nouvelles technologies (l’IA), qui apportent un côté dérangeant et profondément intranquille au film. Comme pour l’écriture, il y a quelque chose de frustrant à voir Cronenberg ouvrir tant de portes et ne pas autant les développer qu’espéré, mais l’entreprise me paraît ici bien plus cohérente et surtout, passionnément troublante. En accord avec le scénario, le film a beau être très (trop ?) verbeux, le réalisateur m’a paru bien plus maîtriser l’équilibre étrange entre la sur-abondances d’informations, et la non-résolution de ces dernières, et ce car il créé une atmosphère constamment mystérieuse et nébuleuse, s’alignant avec ce deuil, impossible à résoudre pour créer une descente aux enfers vers les confins du désespoir. La capacité de Cronenberg à laisser le spectateur premier maître à bord dans la compréhension, et surtout dans l’immersion de l’esprit de Karsh se créé par ailleurs par cette mise en scène de « papier glacée » dépouillée du maximum d’afféteries pour laisser le récit, et surtout le portrait du personnage, se dérouler sans accroc. Pour autant il n’y a rien de fainéant dans la mise en scène des Linceuls, et par rapport au renouveau, aussi frustrant que stimulant du réalisateur, je trouve qu’il y en a peu dans son genre à avoir réussit à mettre en scène avec autant de brio cette technophobie, ou simplement, peur des nouvelles technologies, qu’avec ce film. Car au-delà des limites et fragilités narratives évidentes dans le brouillon que compose ce scénario, Les Linceuls se révèle pour moi particulièrement frontal dans le déséquilibre que créé le deuil, en renouant des phases vues et revues (déni/tristesse/marchandage/…) via une forme et une manière de l’incarner qui l’est aucunement. Si le personnage de Diane Kruger peut se révéler assez fonction, il a pour lui d’être aussi passionnant que le reste, car particulièrement fourni, toujours là pour rajouter une couche dans la description du personnage de Cassel, et dans ses actions, casser la tranquillité apparente du long-métrage ; autant dans ses dialogues, ses bugs que ses scènes de sexe. Le réalisateur joue en tout cas avec les normes de son temps pour donner de nouvelles couleurs à son cinéma, et imprégner Les Linceuls de cet aspect contemporain. Cronenberg assume une photo numérique complètement livide, quoique chromée, sans fioritures et permettant l’incursion dès lors vraiment fluide des nouveaux motifs esthétiques qui entourent l’univers de The Shrouds. Des passages en found footage, des images de cadavre en numérique, cette IA aussi chaleureuse qu’inquiétante, la réalité et la chaire se tordent au profit du numérique, de la fausseté, donnant dès lors une saveur encore plus étrange et déconcertante à ces scènes oniriques ; ces moments où Karsh revoit sa femme, l’imagine faire l’amour avec lui, comme par besoin, mais tout en la laissant se mutiler en hors-champ. La réalité, la perte de repères, tout ça c’est ce qui rend Les Linceuls réellement perturbant, et pour moi du bon côté de la balance. Le passage où Karsh met un linceul pour se voit en cadavre incarne pour moi de changement de paradigme, la chaire à vif et l’horreur est passé du côté du faux et du numérique, et cela, est tout autant perturbant, mais aussi plus existentiel, qu’une transformation en mouche.
Parler de Les Linceuls à chaud, il y a maintenant quasiment 1 an, c’était dur, principalement car le long-métrage me semblait si dense et unique qu’il m’était ardu de mettre des mots clairs sur mon ressenti. Si j’ai toujours de vrais problèmes avec le scénario, qui s’éparpille trop, manquant d’un juste milieu entre le flou constant et la surcharge d’informations, il reste un propos pour moi limpide. Cronenberg sert avec ce (dernier ?) long-métrage un manuel sur comment ne pas faire son deuil, une incarnation de la folie émanant de ceux qui restent, jusqu’à des pratiques aussi morbides qu’autodestructrices. Cronenberg incarne ce propos dans tous les pores de son film, quitte à en dégoûter le spectateur ou à hypnotiser les plus réceptifs à un long-métrage aussi désespérant que désespéré, glacial et universel, difficilement appréhendable, et sans autre besoin que de se mettre au diapason d’un personnage empreint à des doutes existentiels qu’on traverse ou traversera tous un jour dans nos vies. Et puis il faudrait ne pas oublier la composition d’Howard Shore, qui incarne le magnétisme du film et son spleen électronique et numérique.
Je viens de le voir 3fois environ (j'ai passé quelques scènes)... Très ardu comme film... Mourrant... je suis assez perdu mais ta critique m'a un peu aidé. Pourtant j'ai quasiment tout vu du David... Il ne cessera de nous étonner!