Junior, Grave, Titane …. Alpha : Comment Julia Ducournau a remis le body-horror au goût du jour !
- Thibault Jeanroy
- 11 août
- 6 min de lecture

S'il y a bien une fan de David Cronenberg dans le cinéma français, c'est bien elle! Avec deux long-métrages (Grave et Titane ) qui en disent long sur l'affection que la réalisatrice porte au réalisateur de Crash, La Mouche, où encore Videodrome .
Julia Ducournau s'est imposé comme la nouvelle réalisatrice en vogue dans le paysage du cinéma de genre, et plus particulièrement le body-horror, ce cinéma que Cronenberg a largement imposé à la fin des années 90, avec Crash notamment prix du Jury en 1996.

Depuis son ascension, un autre nom féminin a surgi, et s'est tout aussi rapidement imposé, celui de Coralie Fargeat, la réalisatrice de Revenge, première proposition choc, puis bien sûr le déjà culte, et le dernier a avoir provoqué le chaos sur la croisette en remportant au passage le prix du scénario, The Substance (que l'équipe de Lumière adore d'ailleurs) .

Alors que son troisième long-métrage, Alpha, sort en salles fin août (critique à retrouver juste ici https://sitefilmaker.wixsite.com/lumire-1/post/cannes-2025-jour-6 ) après une avant-première mondiale qui a laissé les premiers spectateurs déçus et mitigés, retour au début de sa filmographie ! Retour donc sur un début de carrière remarquée !
Junior de Julia Ducournau : La mue d’un cinéma
Avant Grave, avant Titane, avant Alpha…Il y avait Junior.
Dix minutes suffisent à Julia Ducournau pour poser les bases d’un univers viscéral, charnel, à la fois intime et dérangeant. Avec ce court-métrage, la cinéaste s’amuse à filmer l’anomalie corporelle comme révélateur d’un passage, d’une identité en devenir. Et surtout, elle y initie déjà une collaboration fondatrice : Garance Marillier, future Justine (Grave), y tient le rôle-titre. Elle est la muse, mais surtout le point de rupture entre l’enfance et ce qu’on appelle maladroitement « devenir femme ».

Une mue physique et mentale
Junior suit une adolescente garçon manqué qui, après avoir attrapé une gastro, voit son corps se transformer de manière inattendue. Loin d’un pur délire de body horror, le film adopte une démarche expérimentale et intérieure, où la transformation n’est pas un simple ressort narratif mais une langue cinématographique. Le corps devient surface de projection, zone de friction, point de fuite.
La caméra de Ducournau, déjà frontale, explore la frontière entre dégoût et fascination, ce qu’elle n’aura de cesse de faire ensuite dans Grave puis Titane. Mais ici, tout est contenu dans une cocotte-minute : le court dure à peine 20 minutes, mais chaque plan suinte la tension.
Mise en abyme de son futur cinéma
Dans Junior, tout est déjà là : La question du corps en mutation, la présence d’un héros solitaire qui se débat avec les normes, la volonté de traiter l’identité comme processus biologique et psychologique, et cette sensibilité organique, qui ne cherche jamais à rassurer mais à faire ressentir.
Le film est presque une déclaration d’intention, comme un prologue que l’on ne comprend pleinement qu’après avoir vu le reste.C’est une graine plantée, un germe étrange, à la fois imparfait et saisissant.
Garance Marillier, muse et miroir
Déjà magnétique, Garance Marillier donne à Junior une densité émotionnelle impressionnante.Son jeu, brut, presque silencieux, épouse parfaitement la mise en scène de Ducournau. C’est elle, déjà, l’âme de ce cinéma-là : un cinéma d’hybridité, de mutation, d’identité floue. Elle n’est pas seulement une actrice fétiche, elle est le miroir vivant du geste artistique de la réalisatrice.
En conclusion
Junior n’est pas un film anecdotique ou de jeunesse. C’est le laboratoire, la matrice, le manifeste embryonnaire d’un cinéma radical, personnel, viscéral.
Ce que Grave a peaufiné, ce que Titane a pulvérisé, ce que Alpha semble sublimer…Junior l’a déjà murmuré.
Grave – La chair, le rire et la transgression : le manifeste inaugural de Julia Ducournau
Avec Grave, Julia Ducournau signe une expérience de cinéma remarquable, à la fois viscérale, intérieure et visuelle, où la chair devient langage et la douleur, terrain d’émancipation.Dès ce premier long-métrage, la cinéaste impose une voix singulière qui bouleverse les frontières du cinéma de genre, et qui n’a pas peur de flirter avec l’inconfort, l’extrême et le grotesque.
Un cinéma de l’excès, entre terreur et humour
Grave ose tout : la radicalité du récit initiatique, la violence crue, le cannibalisme comme métaphore du désir, et surtout, une utilisation déroutante de l’humour noir, presque burlesque, qui vient désamorcer les attentes tout en les rendant plus subversives.

Cette capacité à jouer du dérèglement du corps, à faire du malaise une esthétique, inscrit Ducournau dans la lignée d’un David Cronenberg, maître du body horror et des mutations identitaires. Comme chez Cronenberg, le corps chez Ducournau est une énigme qui pense, qui désire, qui résiste. Mais là où Cronenberg reste souvent clinique, Grave introduit une chaleur, une humanité brutale et tendre à la fois.
Entre Pasolini, De Palma et Zulawski : la transgression comme politique
Il y a chez Ducournau une volonté assumée de bousculer les tabous et d’interroger la norme sociale, sexuelle et familiale. À cet égard, Grave dialogue aussi avec un cinéma de la provocation intellectuelle, à la manière de Pier Paolo Pasolini (Théorème, Salo), dans sa manière de traiter la jeunesse, le désir, et la révolte contre les structures dominantes.
On pense aussi à Brian De Palma, pour son goût du regard voyeur, de la mise en scène sensorielle et de la féminité comme terrain d'ambivalence. Et peut-être même à un certain Andrzej Żuławski, pour cette manière d’embrasser le chaos émotionnel comme processus vital.
Une œuvre matricielle
Mais Grave n’est pas une simple synthèse de références. C’est déjà un cinéma entièrement habité, où Garance Marillier, dans un rôle d’ado-végétarienne devenue cannibale, incarne une mutation identitaire bouleversante.Elle y devient, dès ce premier film, la muse de Ducournau, sa voix intérieure, sa peau projetée à l’écran.
Tout y est déjà : Le rapport au corps comme terrain politique et poétique, l’écriture sensorielle du désir et de la peur, une caméra organique, jamais gratuite, et cette volonté d’explorer la monstruosité humaine avec tendresse .
Grave, plus qu’un film-choc, est un manifeste inaugural, une déclaration d’intention où Julia Ducournau assume d’emblée ce que tant d'autres cachent :Que l’étrangeté, le gore, le féminin, le comique et le tragique peuvent cohabiter dans une même œuvre.
Titane – La chair, le métal et la famille
Avec Titane, Julia Ducournau livre un film qui pousse à l’extrême les obsessions déjà présentes dans Junior et Grave. Plus violent, plus dérangeant, il déploie un malaise constant, mais c’est un malaise fécond, qui interroge nos repères sur le corps, le genre et la filiation. La radicalité visuelle et thématique ne sert pas ici à provoquer gratuitement, mais à creuser une réflexion profonde sur ce que signifie être humain – et sur ce que cela implique d’aimer.
Sous ses apparences de pur choc cinématographique, Titane cache un cœur bouleversant : un récit sur la famille choisie, sur l’acceptation inconditionnelle, et sur la manière dont les identités peuvent se reconstruire par-delà la violence du passé.

Si Grave posait déjà les bases d’une réflexion sur le lien familial et la transmission (par le sang, mais aussi par l’expérience), Titane amplifie cette thématique et ouvre le champ à des relations qui échappent aux normes biologiques et sociales.
La critique implicite de la masculinité, incarnée dans l’univers des pompiers et dans la figure virile de Vincent Lindon, s’articule avec une exploration des sexualités diverses, motif central dans l’œuvre de Ducournau.
Ici, la sexualité devient terrain de mutation, de douleur et de renaissance – une sexualité qui ne se laisse pas enfermer dans les catégories hétéro/homo, mais qui épouse les zones grises, les transformations, les désirs inclassables.
Esthétiquement, Titane est un collage organique entre chair et métal, pulsions et mécanique, où chaque image semble porter une tension physique. Les références sont palpables : la métamorphose corporelle à la Cronenberg (Crash, The Fly), la transgression sensuelle et violente à la Pasolini (Théorème, Salo), la mélancolie poétique qui rappelle parfois Leos Carax (Holy Motors). Ducournau digère ces influences pour en faire un cinéma absolument singulier, viscéral et frontal, mais traversé d’élans de tendresse inattendus.
Au-delà de la provocation, Titane est un film sur la déconstruction – déconstruction des genres, des corps, des rapports familiaux – pour mieux reconstruire une identité nouvelle. C’est un film qui refuse la binarité et les certitudes, et qui affirme que l’amour, sous toutes ses formes, peut surgir au milieu même de la douleur et de la monstruosité.
En ce sens, Titane prépare le terrain pour Alpha, qui promet d’approfondir encore cette quête d’hybridité et cette fascination pour les sexualités plurielles.
Ce que Ducournau accomplit ici, c’est l’aboutissement d’un style : une œuvre d’une grande puissance visuelle et émotionnelle, où le malaise devient une passerelle vers la poésie.
Après deux longs-métrages puissants et annonciateurs d’un univers à la fois décalé et profondément ancré dans les tensions de notre société, ainsi qu’un court-métrage audacieux, Julia Ducournau prend avec Alpha un virage singulier. Elle choisit cette fois les larmes plutôt que le sang, les câlins plutôt que la mutilation.
Alpha est un film aussi beau qu’impur, aussi intense psychologiquement qu’émotionnellement, qui révèle une facette nouvelle et bouleversante de son cinéma.
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